Par Jessica Mwiza
Cinquante journalistes issus de dix-sept pays ont mis leurs ressources en commun afin de réaliser un dossier à charge contre le Rwanda, à propos de supposées violations des droits humains. Le dossier se nomme Rwanda Classified (par Forbidden Stories). Cette sortie médiatique coordonnée, qui se veut fracassante, suit une logique millimétrée de création de narratif toxique suivant chaque grande commémoration du génocide contre les Tutsi et précédant l’intégralité des élections présidentielles à propos desquelles les différents impérialismes restent impuissants.
Sur le fond du dossier
Depuis quelques jours, les titres chocs fleurissent sur internet, chacun souhaitant se saisir de la thématique redondante, au goût complotiste de “tout ce que l’on ne vous dit pas” à propos du Rwanda. France Inter, radio du service public français, a promu la sortie de cette enquête, s’inscrivant dans la ligne éditoriale des enquêteurs de Forbidden Stories. Tous reprennent mot pour mot les théories du complot hamitique – composante de l’idéologie génocidaire et négationniste – pour ensuite s’en défendre d’avance avec la pirouette intellectuelle suivante :
“Racisme, négation du génocide, et cetera. Cette critique est évidemment facile. J’imagine que c’est aussi ce que vous allez recevoir vous, à Forbidden Stories ? Laurent Richard ? Et c’est ce qu’ont reçu aussi d’ailleurs tous les gens qui, à un moment, critiquent le régime.”
Rappelons de prime abord l’évidence ; sont accusés de racisme et de négationnisme celles et ceux qui expriment ou publient des propos et allégations racistes et négationnistes. Les journalistes de France Inter – entre autres – ne devraient pas être sans savoir qu’un crime de l’ampleur du génocide perpétré contre les Tutsi laisse d’immenses traces. Il provoque logiquement de sévères répliques – même symboliques, à travers le discours – trente petites années après un crime massivement, terriblement populaire. Sauf à considérer bien sûr que les idéologies mortifères fonctionnent différemment entre le continent européen et le continent africain.
Ainsi, dans la lignée d’Hôtel Rwanda, d’Untold Story et des rapports de Human Rights Watch ou du groupe des experts de l’ONU, tous les ingrédients du complotisme et du ressentiment anti-Tutsi, mal déguisés en sentiments anti-Rwanda sont la composante de cette « enquête ». Il s’agit d’un véritable journalisme colonial, dépeignant l’image d’un Rwanda fantasmé par des Européens pour des Européens, en dehors de tout cadre d’expertise et d’éthique (et sans aucune preuve matérielle). Comme au bon vieux temps des Speke et Von Götzen.
La réalité y est tordue, renversée, afin qu’elle puisse entrer dans le seul cadre de pensée qui rassure un occident friand des histoires de la nuit civilisationnelle africaine, ou les valeurs morales se meurent et surtout, ou la réussite et le progrès sont inimaginables. Force est de constater que le respect médiatique exprimé aux quatre coins du globe autour du 7 avril, journée officielle des commémorations du génocide perpétré contre les Tutsi, en a fait enrager plus d’un.
Au sein des différents papiers et débats audiovisuels produits à partir de cette enquête, le “régime” [nom apposable aux entités politiques non-occidentales uniquement] du Rwanda est passé au crible. Scores aux élections présidentielles, « washings » en tout genre car tout ce qui a trait au petit pays est suspect de prime abord. Sports washing, green washing, gender washing sont les tropes habituels. Puis, viennent les accusations tristement connues d’une supposée cruauté politique, qui serait issue d’une volonté de domination totale de ce peuple et de ces représentants ; presque atavique, biologique. Cela rappelle une petite musique trop souvent entendue. En effet, si les accusations anti-Rwanda trouvent des soutiens aussi aisément et automatiquement au sein de toute institution médiatico-politique, qu’elle soit particulièrement ignorante ou rompue aux affaires de la région des Grands Lacs, c’est que leur ancienneté leur confère un caractère de réalité, sur le modèle de “si tout le monde le dit, cela doit être vrai”.
L’incapacité chronique de l’occident à rencontrer le Rwanda
Le monde semble bien incapable de rencontrer cette région, en dehors de tout fantasme et idée préconçue. Et cela remonte à plus de cent ans avant nos jours, en lien avec une négrophobie systémique et historique.
Les premiers missionnaires et explorateurs arrivant sur les terres du Rwanda, dernier pays à conquérir dans le cadre de la ruée vers l’Afrique, y ont rencontré une population à laquelle ils se sont empressés d’attribuer des caractéristiques raciales. Ils y ont “découvert” des “nègres” authentiques, pensaient-ils, mais aussi des êtres à la peau sensiblement plus claire et aux traits parfois plus fins : “non-négroïdes” selon leurs classifications. Ils devaient être plus proches des blancs au sein de cette fable coloniale dans laquelle ces Tutsi étaient censés avoir colonisé les “vrais nègres bantus”, apportant à cette région une première forme de colonisation et de civilisation pré-européenne. À cela, ils ont ajouté des caractéristiques morales, d’autorité, accolées à ces catégories de noirs et faux noirs africains. Les Tutsi – maîtres et envahisseurs – étaient censés être organisés, intelligents, fourbes, malins et arrogants car ils avaient osé refuser la traite arabo-musulmane. Ce qui provoqua des commentaires et sentiments situés dans une forme de tension entre l’admiration, l’amertume et la crainte de la part des Européens, créateurs et gardiens de la hiérarchie des races. Cette tension va traverser les différentes générations d’observateurs internationaux, jusqu’aux jours présents.
Toute une littérature scientifique et politique se développa sur ce thème, enseignée très officiellement au sein des universités du monde entier jusqu’à la fin des années 60 d’après les historiens, avant une remise en cause plus que timide de cette fabrication historique totale et dangereuse : les Rwandais n’ayant toujours été qu’un seul et même peuple divisé sur base socio-économique, clanique et géographique uniquement. Cependant, cet imaginaire ne cessa jamais d’être diffusé.
Ainsi, lors du génocide contre les Tutsi, on retrouvait bien évidement l’instrumentalisation de ces pseudos caractéristiques du Tutsi construit en juif de l’Europe antisémite. Dépeint comme dangereux, rampant, animal, sanguinaire. Cela permettait aux tueurs de mener à bien leurs basses œuvres avec le sentiment du devoir accompli, la culpabilité en moins. Cela permettait aussi à la communauté internationale de fournir des armes aux tueurs tout en fermant les yeux sur le génocide en cours. Pendant le crime, le discours de la négation du fait alors en cours surgissait avec force. Il avait pour objectif de brouiller les cartes et de protéger le projet politique des cerveaux du génocide au sein de l’ONU, jusqu’à son aboutissement : “la solution finale au problème Tutsi”.
Des accusations récurrentes, celles du racialisme colonial et des cerveaux du génocide
Pendant le génocide, les Tutsi, puis par extension Paul Kagame qui menait le combat pour la libération et qui cristallise aujourd’hui ces ressentiments, seront décrits comme responsables ou co-responsables du génocide qui les visaient.
Le Hutu Power et ses complices européens avaient en effet développé plusieurs lignes de défense :
- Accuser le FPR (les Tutsi) d’avoir abattu l’avion du président Habyarimana, provoquant une folie populaire parmi les Hutu (ce qui efface l’intention génocidaire à imputer au Hutu Power et donc la qualification de génocide).
- Accuser le FPR (les Tutsi) d’avoir préparé un génocide des Hutu contre lequel les Hutu se sont prémunis en commettant le génocide des Tutsi.
- Accuser le FPR (les Tutsi) d’avoir commis le génocide contre les Tutsi en étant “déguisés” en Interahamwe parmi les tueurs Hutu, qui étaient dans une folie populaire non-préméditée.
- Accuser le FPR (les Tutsi) d’avoir laissé le génocide se dérouler pour pourvoir prendre le pouvoir sur un pays en ruine et ensuite conquérir le Congo.
- Accuser le FPR (les Tutsi) d’avoir commis un génocide des Hutu en libérant le Rwanda, puis un génocide “des Congolais” en démantelant les camps du Zaïre (constitués en deuxième appareil génocidaire à quelques pas du Rwanda, avec l’aide des Français et de l’Opération Turquoise). Ainsi que d’autres, maintes variantes.
Ces théories se sont profondément ancrées dans les mémoires collectives et transnationales avec toute la force délivrée par leur caractère ancien et familier. Elles sont issues de cette réputation raciste de “fourberie Tutsi – Rwandaise” quasi centenaire, issue de la pensée coloniale développée précédemment.
La presse occidentale redoubla de zèle afin d’en partager les grandes lignes pendant les massacres génocidaires, participant ainsi de l’impossibilité d’obtenir une résolution internationale pour l’arrêt du génocide, et elle continua bien après le génocide.
L’AFP, Le Monde, Libération, la BBC et d’autres organes médiatiques internationaux prenaient leurs sources parmi les tueurs mêmes, ou encore leurs complices. Des exemples de cette sombre époque pour la presse internationale sont aujourd’hui toujours exposés au mémorial du génocide de Gisozi à Kigali.
Il est important de se remémorer que, si le génocide a débuté par les mots et le discours de haine : “serpent, cafard, usurpateurs, étrangers, envahisseurs”, il s’est également prolongé par les mots. Ceux de la révision et de la négation. Ces mots qui tuent deux fois, comme le disait l’auteur et intellectuel Elie Wiesel.
Lorsque le génocide fut stoppé, les théories précitées ont constitué le dernier refuge évitant toute condamnation internationale – pénale, pécuniaire et morale – pour l’appareil génocidaire et ses complices. Notamment la Belgique qui racialisa le peuple rwandais avec force et avidité, puis la France qui pratiqua un négationnisme d’État pendant près de 3 décennies. Elles ont donc connu un essor sans précédent et ce, sans provoquer l’émoi général, malgré le fait que beaucoup clament aujourd’hui que le Rwanda a bénéficié d’un effet de sympathie, de solidarité, de compassion dû au génocide. Or la seule compassion observable est en réalité celle accordée à la grande majorité des tueurs vivant en dehors du Rwanda, qui quitteront probablement ce monde en paix, sans avoir vu l’ombre d’un juge.
Aussi, le crime des crimes, commis en plein jour et en partie à l’arme blanche, a toujours provoqué un étrange sentiment au sein du grand public consommateur de médias eurocentrés. Celui d’avoir assisté à une sauvagerie essentiellement africaine et donc nécessairement non-politique. Malgré les témoignages des survivants et le fait que les spécialistes de la région avaient analysé la substance complexe et fondamentalement d’origine intellectuelle des événements.
Un cycle infernal mais logique
Que nous soyons passés – au fil de l’histoire du Rwanda – d’un colonialisme négrophobe et racialisant, créant une idéologie génocidaire et des pratiques des plus cruelles, à un négationnisme renforcé par cette constante négrophobe qui traverse tout travail journalistique concernant ce pays, n’est finalement qu’une question de continuité. La blanchité politique et journalistique est en ce sens épatante de cohérence et de constance.
Le refus de la vérité et le penchant pour le complotisme se sont déclinés, métamorphosés et amplifiés, décennies après décennies, constituant un retour aux sources et aux observations des premiers colons : comment de simples Africains ont-ils pu se libérer seuls ? S’organiser seuls ? Réussir seuls ?
Une question se pose alors. Pourquoi si peu de journalistes et observateurs européens sont-ils capables de percevoir ces évidentes continuités ? L’explication semble aller de soi : un objet politique et historique que l’on ne respecte pas ne peut trouver de terrain d’étude et de débat sain.
La punition collective due à l’amplification de l’idéologie anti-Tutsi que le Rwanda subit aujourd’hui s’observe donc à travers la facilité enfantine avec laquelle n’importe quel universitaire ou journaliste (voire des cohortes entières de journalistes dans le cas présent) peut s’emparer de toutes les expériences et histoires précises et répertoriées pour les tordre afin qu’elles entrent dans les seules grilles d’analyses valides : celles de l’idéologie coloniale.
Personne, au sein du Rwanda post-génocide ne clame béatement que les défis du passé, si nombreux et si lourds de conséquences au sein de chaque entité sociale, ont été dépassés. Ou encore que l’État ne soit pas critiquable dans ses choix et orientations.
Néanmoins il est intolérable, en 2024, que la critique d’un État qui a vaincu le génocide seul et se défait de son idéologie seul, soit entièrement constituée de la mobilisation de l’internationale génocidaire et négationniste. Ou encore de la mobilisation d’”opposants” qui ont toujours cherché à prendre le pouvoir au Rwanda par la constitution de milices à partir des pays voisins, de façon notoire et documentée.
Il est inadmissible que la critique du Rwanda soit parsemée, non pas de faits, mais de faisceaux d’indices non-prouvés et enrobés dans les clichés raciaux précités.
Rwanda Classified est une entreprise de renforcement de la construction du Tutsi comme ennemi collectif et intrus dérangeant des classifications raciales que beaucoup se targuent d’avoir abandonné.
Rwanda Classified est également une entreprise de destruction méthodique des progrès du courageux État post-génocide et un piétinement en règle de la résilience et du courage de ses survivants et bâtisseurs.
L’incapacité généralisée à procéder d’une analyse de ces ressorts anciens et puissants qui transpirent si naturellement au sein de ces analyses eurocentrées ou americano-ignorantes ne doit pas devenir une énième problématique, un énième fardeau ajouté au quotidien chargé de défis des citoyens rwandais.
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