Par Yoan Gwilman
Comment expliquer l’étourdissante absence de condamnations publiques contre le négationnisme du génocide des Tutsi rwandais à l’occasion du procès de Charles Onana et des éditions du Toucan qui se tiendra, du 7 au 11 octobre 2024, devant la 17e chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Paris ? En effet, alors que le négationnisme d’un génocide ne devrait laisser personne indifférent, le peu d’intérêt – le mot est faible – que suscite ce procès contre un des plus virulents conspirationnistes de notre temps dans les médias et partis politiques français témoigne de combien, comme le résume Stéphane Audoin-Rouzeau : « La tranquille ignorance du public français au sujet du génocide des Tutsi rwandais – y compris dans les milieux les plus cultivés, et même dans les cercles informés en sciences sociales – reste véritablement stupéfiante. ».
Le terme « négationnisme » fut forgé en 1987 par Henry Rousso afin de permettre aux historiens de démasquer les entreprises de dénégation et confondre les imposteurs qui, sous couvert de « révision », niaient ou minoraient la Shoah. Le plus célèbre des négationnistes de la fin des années 1970 est sans doute Robert Faurisson, qui niait purement et simplement l’existence des chambres à gaz. Mais il est à noter, comme le rappelle Laurent Joly dans un ouvrage visant à désamorcer les falsifications de l’histoire d’un célèbre polémiste d’extrême-droite, que par exemple « prétendre que Pétain a sauvé les juifs français relève du négationnisme. ». Cette déclaration d’Éric Zemmour, tordant les faits dans une rhétorique inspirée de la défense de Pétain et des proches de Pierre Laval, ne met pas en doute l’existence des chambres à gaz, mais constitue une « minoration outrancière » des conséquences de la politique antijuive de Vichy. De même, on pourrait dire qu’il existe deux formes de négationnisme du génocide des Tutsi du Rwanda, dont les rhétoriques sont là encore des reprises de la défense des génocidaires et de leurs complices.
L’historienne Hélène Dumas note que « l’un des principaux ressorts du négationnisme c’est de renverser la responsabilité, de la faire porter aux victimes elles-mêmes ou à ceux qui leur sont proches. ». Dans le cas du négationnisme du génocide des Tutsi rwandais, cette inversion accusatoire peut se présenter sous deux formes. Première forme d’entreprise de dénégation : le négationnisme à la Charles Onana, parfois qualifié de « Faurisson du génocide des Tutsi ». En 2019, Onana a notamment déclaré sur le plateau de LCI « entre 1990 et 1994, il n’y a pas eu de génocide contre les Tutsi, ni contre quiconque ». ». En 2020, Charles Onana est « poursuivi par Survie, la Ligue des droits de l’Homme (LDH) et la Fédération internationale des droits humains (FIDH) pour des propos niant le génocide perpétré contre les Tutsis dans son livre Rwanda, la vérité sur l’opération Turquoise. Quand les archives parlent, paru en 2019. ».
Deuxième forme d’entreprise de dénégation : le négationnisme à la Zemmour dont fait usage par exemple la directrice de rédaction depuis septembre 2018 de « Marianne » (journal qui depuis trente ans célèbre des négationnistes, Péan, Rever, Onana…), qui plus que nier frontalement le crime, le relativise. Cette forme de minoration insidieuse a conduit Ibuka France et le MRAP à intenter un procès à Natacha Polony (relaxée en Appel en mai 2023), afin de mettre la pression sur les négationnistes. Natacha Polony déclarait en 2018 à propos du génocide des Tutsi au Rwanda que l’on avait affaire à « des salauds face à des salauds », mettant ainsi sur le même plan bourreaux et victimes. Ainsi, on peut tout à fait déclarer condamner un génocide, et pour autant le nier. Il suffit d’inventer un second génocide, pour relativiser celui qu’on prétend reconnaître, et alors, comme le résume Stéphane Audoin-Rouzeau « s’il y a plusieurs génocides, c’est qu’il n’y en a pas un. ». Ou alors, affirmer ou sous-entendre que le génocide serait la faute des victimes ou de ceux qui leur sont proches. En l’occurrence, de sous-entendre que le FPR, qui arrêta le génocide, aurait une responsabilité dans le massacre des Tutsi au Rwanda.
C’est sans doute cette seconde forme de négationnisme, à la Zemmour/Polony, plus insidieuse et moins abrupte, que l’on rencontre le plus fréquemment dans le discours public. Reste que, comme Pierre Vidal-Naquet l’avait montré, les négationnistes de la Shoah étaient de virulents antisémites. De même, bien que certains s’en défendent, les négationnistes du génocide des Tutsi puisent tous leur rhétorique dans la littérature et les propos de virulents négrophobes, parmi lesquels on compte les pamphlets de Pierre Péan et Charles Onana. Comme y insiste Hélène Dumas, le négationnisme, visant à reprendre les justifications de grands criminels, n’est pas uniquement « une entreprise intellectuelle perverse, mais a aussi une dimension politique et morale (…) On le voit, là, le génocide continuer ».
Dans le cas de la Shoah, les négationnistes proviennent de tout le spectre politique, mais leur antisémitisme tend à les disqualifier. Dans le cas du génocide des Tutsi au Rwanda, nous n’en sommes pas encore là. Le négationnisme du génocide des Tutsi, présent lui aussi sur tous les pans du champ politique, fait pourtant voler en éclat l’idée que la négrophobie se réduirait aux partis d’extrême-droite. En 1994, en plein génocide, la France connaît une cohabitation. De sorte que la droite comme la gauche se trouvent compromis dans « le plus grand scandale de la Ve République ». Cette configuration est sans précédent, dans la mesure où l’ombre de la complicité de Vichy dans la « Solution finale » ne s’étendait que sur la droite et, plus encore, l’extrême-droite. Mais si, d’après Vincent Duclert, l’Élysée a fait un usage illégal de la Ve République, court-circuitant les institutions et méprisant « les observateurs les plus lucides », reste que l’ombre de la complicité de la France dans le génocide des Tutsi s’étend jusqu’aux partis de gauche, des partis dits « républicains ».
Pour l’heure, la négrophobie des négationnistes du génocide des Tutsi du Rwanda – Manuel Valls, Jean-Luc Mélenchon, Bernard Cazeneuve, Alain Juppé, Dominique De Villepin, Hubert Védrine, etc. – n’est pas un motif de disqualification. Ainsi, Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, peut régulièrement se livrer à des « analyses » sur le Rwanda ou la RDC qui ne font que reprendre les catégories de l’anthropologie coloniale du XIXe siècle. En effet, « Bien que les historiens de l’Afrique n’aient eu de cesse de remettre en cause ces schémas raciaux depuis les années 1960 [Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda] font remarquer à quel point il est troublant de constater que l’africanisme du premier XXe siècle a traversé sans difficulté apparente la fracture idéologique provoquée par la Seconde Guerre mondiale et la Shoah, comme si les élucubrations racistes, disqualifiées dans le cas de l’antisémitisme, se perpétuaient sous la forme d’un discours toujours légitime au sujet des Noirs et de l’Afrique ». À la fin du XIXe siècle, l’affaire Dreyfus fut l’occasion d’un moment jaurésien. L’antisémitisme y fut en partie disqualifié du champ politique. Du moins à gauche. Du moins jusqu’au 7 octobre 2024. Un tel moment jaurésien reste à faire sur la négrophobie en France. Malheureusement, il suffit de voir le peu d’intérêt que suscite le procès Onana pour constater que, selon toute vraisemblance, nous en sommes encore loin.